Simone Weil n’était pas baptisée, mais sa simplicité, son intégrité, et sa droiture, autant que son exigence absolue dans la recherche de la vérité en font plus qu’une cousine. Et surtout, elle a rencontré le Christ à l’abbaye de Solesmes, pendant la semaine sainte 1938, et a ressenti en écoutant le chant grégorien « une joie pure et parfaite dans la beauté inouïe du chant et des paroles ».
Cette expérience se poursuivra ensuite par un chemin spirituel vraiment authentique sur lequel on peut être renseigné par la lecture d’un bon livre d’Emmanuel Gabellieri dont on trouvera une recension dans la revue « la Nef » Simone Weil mystique chrétienne – La Nef
Après une rencontre décisive avec le Philosophe Gustave Thibon, Simone Weil rejoint Londres, où elle écrit son dernier livre intitulé « l’enracinement » en 1943.
Ce livre très riche, par lequel elle souhaite contribuer au redressement de la France, mériterait plus qu’un court article, mais je voudrais ici me concentrer sur deux thèmes, qui sont vraiment au cœur de notre démarche : la vérité et l’enracinement.
La vérité est plus qu’un ornement, ou une passion d’ordre intellectuel, c’est un besoin vital sans lequel on ne saurait vivre en tant qu’être humain pleinement adulte. En effet, un vrai rapport à la réalité du monde permet de se construire une identité propre, sans laquelle il ne peut y avoir ni décision autonome, ni liberté authentique :
Citons Simone Weil à propos de la culture dans son rapport à la vérité :
« À plus forte raison en est-il ainsi de la partie de la culture rangée sous la rubrique des « Lettres ». Car l’objet en est toujours la condition humaine, et c’est le peuple qui a l’expérience la plus réelle, la plus directe de la condition humaine. Dans l’ensemble, sauf exceptions, les œuvres de deuxième ordre et au-dessous conviennent mieux à l’élite, et les œuvres de tout premier ordre conviennent mieux au peuple. Par exemple, quelle intensité de compréhension pourrait naître d’un contact entre le peuple et la poésie grecque, qui a pour objet presque unique le malheur ! Seulement il faudrait savoir la traduire et la présenter. Par exemple, un ouvrier, qui a l’angoisse du chômage enfoncée jusque dans la moelle des os, comprendrait l’état de Philoctète quand on lui enlève son arc, et le désespoir avec lequel il regarde ses mains impuissantes. Il comprendrait aussi qu’Électre a faim, ce qu’un bourgeois, excepté dans la période présente, est absolument incapable de comprendre – y compris les éditeurs de l’édition Budé. »
De semblables considérations s’appliquent aux mathématiques, alors que la géométrie est si souvent enseignée, spécialement en France, comme une abstraction déconnectée de toute réalité.
S’agissant des vérités de la foi, nous voudrions, nous aussi, qu’elles ne soient pas noyées dans une idéologie qui les dénature. Et c’est bien parce que la vérité est un besoin vital, que Notre Seigneur nous a recommandé, avec gravité, de ne pas changer un iota etc…
Inutile de dire que le mensonge convient mieux à ceux qui souhaitent dominer les masses, ou diriger les organisations en évitant trop de contraintes. Nous voulons, quant à nous, nous soumettre à la vérité pour devenir libres. C’est aussi le remède que Simone Weil recommande à la France de 1943, malade de trop de compromissions, de mensonges et de manipulations diverses.
L’enracinement est une autre nécessité absolument vitale. En en parlant, Simone Weil tient des propos violents, d’abord en raison de la violence qui est faire aux ouvriers, aux peuples colonisés, aux minorités, ou aux pays envahis lorsqu’on les prive de leur humanité pour les réduire à l’état de zombies facilement manipulables.
Ecoutons la plutôt :
« De nos jours, un homme peut appartenir aux milieux dits cultivés, d’une part sans avoir aucune conception concernant la destinée humaine, d’autre part sans savoir, par exemple, que toutes les constellations ne sont pas visibles en toutes saisons. On croit couramment qu’un petit paysan d’aujourd’hui, élève de l’école primaire, en sait plus que Pythagore, parce qu’il répète docilement que la terre tourne autour du soleil. Mais en fait il ne regarde plus les étoiles. Ce soleil dont on lui parle en classe n’a pour lui aucun rapport avec celui qu’il voit. On l’arrache à l’univers qui l’entoure, comme on arrache les petits Polynésiens à leur passé en les forçant à répéter : « Nos ancêtres les Gaulois avaient les cheveux blonds. » Ce qu’on appelle aujourd’hui instruire les masses, c’est prendre cette culture moderne, élaborée dans un milieu tellement fermé, tellement taré, tellement indifférent à la vérité, en ôter tout ce qu’elle peut encore contenir d’or pur, opération qu’on nomme vulgarisation, et enfourner le résidu tel quel dans la mémoire des malheureux qui désirent apprendre, comme on donne la becquée à des oiseaux. »
Ou encore :
« Le déracinement est de loin la plus dangereuse maladie des sociétés humaines, car il se multiplie lui-même. Des êtres vraiment déracinés n’ont guère que deux comportements possibles : ou ils tombent dans une inertie de l’âme presque équivalente à la mort, comme la plupart des esclaves au temps de l’Empire romain, ou ils se jettent dans une activité tendant toujours à déraciner, souvent par les méthodes les plus violentes, ceux qui ne le sont pas encore ou ne le sont qu’en partie. »
Il s’agit bien, ici, de trouver dans notre passé la tradition vivante qui nous permettra d’entretenir le Feu, et de transmettre à nos enfants ce qui nous a fait vivre.
« Il serait vain de se détourner du passé pour ne penser qu’à l’avenir. C’est une illusion dangereuse de croire qu’il y ait même là une possibilité. L’opposition entre l’avenir et le passé est absurde. L’avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ; c’est nous qui pour le construire devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. Mais pour donner il faut posséder, et nous ne possédons d’autre vie, d’autre sève, que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recréés par nous. De tous les besoins de l’âme humaine, il n’y en a pas de plus vital que le passé. »
C’est justement pour être libres que nous voulons être enracinés, et c’est précisément ceux qui désireraient que nous le soyons plus, qui vantent les bienfaits de l’homme « d’aujourd’hui ». Dans ce monde de robots il faudrait « s’adapter », c’est-à-dire se transformer en outils d’une gigantesque usine mondialisée, emplie des grimaces des adultes, et des pleurs silencieux des « enfants humiliés » dont parlait Bernanos, au moment Simone Weil rédigeait ce livre.
Soyons enracinés et soyons le vraiment, ce qui est un travail de tous les jours. C’est ainsi que nous transmettrons le flambeau. Lisons aussi ce livre toujours actuel, qui nous ouvrira les yeux.